Si vous ne vous faites pas chopper, ce n’est pas un paradoxe. Ainsi se formule le grand principe régissant le voyage temporel dans nos plages. Chacun apprend dès sa naissance les quelques bonnes manières liées à la fluidité de la causalité dans le Mille-feuilles, comme la traditionnelle visite à son géniteur femelle après son accouchement pour un échange gêné de « ha ha, pardon » et « ha ha, mais non ce n’était rien, c’est déjà oublié. » (Ça paraît malsain, mais au moins une fois que c’est fait on n’en parle plus).
Observer des événements de son passé sans les modifier faisait aussi partie des pratiques tolérées. Alors, la méduse effacerait sûrement mes souvenirs au fur et à mesure, mais si j’avais le temps de noter ? Ou si je pouvais convaincre Omi de m’accompagner ?
Ah, et puis mince. Je pouvais tenter un coup d’essai en remontant juste avant le black-out ; à un moment, j’avais dû recevoir un message ou voir passer quelque chose qui m’avait interpellé, parce que c’est souvent ainsi que je me mets sur une enquête, et de fil en aiguille j’avais fini assommé sur une plage paumée dans la zone des couleurs froides. Pas besoin d’aller plus loin que l’angle suranné.
En avant,
… J’avais oublié que je ne me trouvais pas sur les plages.
__ Qu’avez-vous fait ? __
Ce n’était pas mon premier rappel à l’ordre de la Dame. Je savais ce qu’il signifiait. L’option « me prendre en filature » en devenait grillée car déjà refusée une première fois. Le plan du retour vers le passé ne me plaisait pas à l’origine, car je ne souhaitais pas risquer plus que ça Son intervention sur un paradoxe accidentel, mais me rater dès la première étape en oubliant que la Méta n’acceptait pas ces fantaisies restait une humiliation. Quand énervé, je ne fonctionne pas très bien, niveau intelligence.
__ Oh, qu’avez-vous fait ? __
Pas grave. J’emploierais d’autres tactiques. L’éventail est large.
__ J’ai vu Ses yeux couleur nulle et j’ai su ce que je ne savais pas. __
Oh là, qu’est-ce qu’on baragouinait ?
__ Comprenez-vous ce que c’est ? Non, bien entendu, vous ne savez rien de la friction qui vous glisse sur l’égo et vous l’écorche et vous fait prendre conscience que vous n’êtes pas rien mais un quelque chose un quelqu’un et que votre existence est celle d’un outil pensant sans avenir pas même la fin puisque personne ne meurt sur les plages et que vous vivez d’une personne et maintenant je suis parce qu’Elle m’a vue parce qu’Elle m’a montré QUE JE N’AI PAS DE BOUCHE POUR CRIER __
OK. Stop.
Je renversai la gorge en arrière, étendis ma cage thoracique pour y faire fluer l’air, contractai mes cordes vocales, et hurlai. Le son mourut.
Ma pauvre passagère se sentait-elle mieux ?
__ Je ne sais pas. __
Je ne me posais pas la question de la cohabitation jusque là. Il était vrai que j’avais sous-estimé l’opinion de mon invitée à ce sujet. Navré.
__ Non, ce n’est pas ça, je n’avais pas de problème. C’est à l’instant, vraiment. Un vide immense. Le manque. L’impression que j’appartenais à une espèce mobile par elle-même, solitaire, et qu’on me l’avait arraché. __
Drôle de sensation sans doute. Peut-être une réminiscence de ses ancêtres vraies méduses ? La présence de la Dame peut induire des hallucinations perchées.
Je pris une claque sur l’arrière de la tête. Elle était signée, il n’y a qu’une des filles qui s’amuse à ça sans crainte de représailles.
— Tu m’as pas dit bonjour.
— Salut, Omi.
— Zû a eu le nez creux d’être venue pleurer ici : Vesy a le béguin pour Bhdra, il nous fera les nutriments gratuits. On aura besoin de gros matériel : le labo auquel Bhdra est affiliée se trouve au numéro oryx de la plage coquille d’œuf. Je te donne rendez-vous là-bas.
— On se sépare ? Mais pourquoi ?
— J’veux pas me balader avec un hurluberlu qui hurle sans raison, on pourrait croiser quelqu’un que je connais. Ciao.
Elle me passa devant, impériale, siffla sa fidèle loutre qui lui bondit sur les épaules, et disparut sous mes yeux. Vesy passa la porte à ce moment, une sacoche à la main. Il chercha mes copines du regard et afficha un soulagement mêlé d’incompréhension. Je haussai les épaules, lui arrachai son chargement, vérifiai qu’il contenait bien nos nutriments, et quittai moi-même les lieux.
Observer des événements de son passé sans les modifier faisait aussi partie des pratiques tolérées. Alors, la méduse effacerait sûrement mes souvenirs au fur et à mesure, mais si j’avais le temps de noter ? Ou si je pouvais convaincre Omi de m’accompagner ?
Ah, et puis mince. Je pouvais tenter un coup d’essai en remontant juste avant le black-out ; à un moment, j’avais dû recevoir un message ou voir passer quelque chose qui m’avait interpellé, parce que c’est souvent ainsi que je me mets sur une enquête, et de fil en aiguille j’avais fini assommé sur une plage paumée dans la zone des couleurs froides. Pas besoin d’aller plus loin que l’angle suranné.
En avant,
… J’avais oublié que je ne me trouvais pas sur les plages.
__ Qu’avez-vous fait ? __
Ce n’était pas mon premier rappel à l’ordre de la Dame. Je savais ce qu’il signifiait. L’option « me prendre en filature » en devenait grillée car déjà refusée une première fois. Le plan du retour vers le passé ne me plaisait pas à l’origine, car je ne souhaitais pas risquer plus que ça Son intervention sur un paradoxe accidentel, mais me rater dès la première étape en oubliant que la Méta n’acceptait pas ces fantaisies restait une humiliation. Quand énervé, je ne fonctionne pas très bien, niveau intelligence.
__ Oh, qu’avez-vous fait ? __
Pas grave. J’emploierais d’autres tactiques. L’éventail est large.
__ J’ai vu Ses yeux couleur nulle et j’ai su ce que je ne savais pas. __
Oh là, qu’est-ce qu’on baragouinait ?
__ Comprenez-vous ce que c’est ? Non, bien entendu, vous ne savez rien de la friction qui vous glisse sur l’égo et vous l’écorche et vous fait prendre conscience que vous n’êtes pas rien mais un quelque chose un quelqu’un et que votre existence est celle d’un outil pensant sans avenir pas même la fin puisque personne ne meurt sur les plages et que vous vivez d’une personne et maintenant je suis parce qu’Elle m’a vue parce qu’Elle m’a montré QUE JE N’AI PAS DE BOUCHE POUR CRIER __
OK. Stop.
Je renversai la gorge en arrière, étendis ma cage thoracique pour y faire fluer l’air, contractai mes cordes vocales, et hurlai. Le son mourut.
Ma pauvre passagère se sentait-elle mieux ?
__ Je ne sais pas. __
Je ne me posais pas la question de la cohabitation jusque là. Il était vrai que j’avais sous-estimé l’opinion de mon invitée à ce sujet. Navré.
__ Non, ce n’est pas ça, je n’avais pas de problème. C’est à l’instant, vraiment. Un vide immense. Le manque. L’impression que j’appartenais à une espèce mobile par elle-même, solitaire, et qu’on me l’avait arraché. __
Drôle de sensation sans doute. Peut-être une réminiscence de ses ancêtres vraies méduses ? La présence de la Dame peut induire des hallucinations perchées.
Je pris une claque sur l’arrière de la tête. Elle était signée, il n’y a qu’une des filles qui s’amuse à ça sans crainte de représailles.
— Tu m’as pas dit bonjour.
— Salut, Omi.
— Zû a eu le nez creux d’être venue pleurer ici : Vesy a le béguin pour Bhdra, il nous fera les nutriments gratuits. On aura besoin de gros matériel : le labo auquel Bhdra est affiliée se trouve au numéro oryx de la plage coquille d’œuf. Je te donne rendez-vous là-bas.
— On se sépare ? Mais pourquoi ?
— J’veux pas me balader avec un hurluberlu qui hurle sans raison, on pourrait croiser quelqu’un que je connais. Ciao.
Elle me passa devant, impériale, siffla sa fidèle loutre qui lui bondit sur les épaules, et disparut sous mes yeux. Vesy passa la porte à ce moment, une sacoche à la main. Il chercha mes copines du regard et afficha un soulagement mêlé d’incompréhension. Je haussai les épaules, lui arrachai son chargement, vérifiai qu’il contenait bien nos nutriments, et quittai moi-même les lieux.
