L’information fut passée. L’assemblée décisionnaire apprit tous les détails de mon enquête, reçut des témoignages complémentaires, demanda des précisions, s’inquiéta de plusieurs questions en suspens. La fusion des patrons et patronnes Koretti, Bazédi, Dairi, Yeléni, Dasudi, Mahoni et Xavieri devaient-iels être considéræs comme la continuation de ces sept personnes ou comme un nouvel individu ? Dans tous les cas, la fusion étaient-iels hostiles envers l’humanité dont iels avaient choisi de s’affranchir si drastiquement ? Que penser de la pseudo-Verte sous leurs ordres, appartenait-elle à Koretti ou à tous ? Existait-il d’autres de ces fausses démonesses végétales, utilisées à des fins personnelles ?
De fait, l’assemblée décisionnaire arrivait aux limites de sa compétence face à une situation si bizarre qu’on ne parvenait à lui coller aucun précédent. Même les orateurs et oratrices avouaient leur embarras devant l’affaire. Certes, un timide compromis surnageait que si sept personnes décidaient d’abandonner leurs corps pour en partager un seul, iels en avaient tout à fait le droit, mais la discussion stagnait à partir de là.
Je soufflai. Je brûlais de faire peser mon poids d’homme qui était là et qui a tout vu, mes sutures récentes en preuve de mon sérieux et de la dangerosité de la fusion. Je n’osais pas encore ; quand vous apprenez à quel point le peuple est malléable et quels sont les boutons qui maîtrisent son opinion, la seule tactique honnête est de ne plus jamais lui adresser la parole. Mais face à un adversaire aussi retors, avais-je encore le luxe de l’éthique ?
Un moment de glace et le mouvement se figea. Je restai interdit. Deux morceaux d’espace flou me saisirent et me tirèrent vers le néant d’où ils sortaient. Une voix souffla :
— Bonjour, Valer.
Je me retournai dans l’obscurité. Il devenait clair que ce qui m’avait traîné jusqu’ici était une paire de mains camouflée par la grande différence d’angle entre elle et moi ; pourtant, ici, le décalage temporel ne semblait plus affecter mes perceptions. Seule l’absence de lumière m’empêchait de distinguer les traits de la silhouette face à moi. Sa figure présentait un aspect mi-statue, mi-mannequin que je ne parvenais pas à attribuer à une personne.
Soudain sceptique face à ma récente rencontre avec une fausse Verte, je l’interrogeai :
— Trois questions : où sommes-nous, que comptez-vous me faire, et de quel laboratoire êtes-vous la prétendue Dame ?
— Nous ne sommes pas une contrefaçon ; nous sommes le modèle ultime, Valer. Détends-toi, prends un myorelaxant. Bienvenue dans la Méta.
Je ricanai à l’idée qu’un rite de bienvenue soit si universel que même notre bonne vieille déesse de la ligne temporelle le pratique. Je trempai le bout de la langue dans mon verre.
— Pas dégoûtant, pour ce que c’est. Sinon, pourquoi m’avoir enlevé ?
— Pour t’offrir une révélation comme nous n’en distribuons pas souvent. Ouvre tes esgourdes.
Je restai sur mes gardes. La première personne du pluriel, l’attitude générale… Je craignais de l’entendre révéler son identité.
— Nous savons que tu te demandes si nous sommes ceux et celles que tu nommes improprement « Koretti ». Il se trouve que nous sommes beaucoup de monde. Et, actuellement, nous profitons de cette entrevue pour être toi, ou ce qui s’en rapproche le plus.
— Quoi ?
La Dame émit le soupir qu’on réserve aux enfants un peu stupides.
— Tu es l’un de nos seuls composants aussi redondants. Omi, ta méduse et toi êtes des copies ; vos personnalités s’impriment dur sur la nôtre. Ce sera plus facile de te parler grâce à ces conditions.
— D’accord. Vous venez d’un futur lointain où j’ai rejoint une fusion ? Oh, non… il existe plusieurs fusions qui voyagent dans le passé et que nos contemporains appellent « Dame », n’est-ce pas. Quel bordel.
— Tu fais erreur ! Nous réunissons tous les habitants de notre époque.
— … OK, QUOI ?
— Et voici ta révélation.
Le public finirait par apprendre le dilemme des samaritains. Vous savez, celui qui consiste à brûler des univers naturels pour nourrir notre univers artificiel. Une assemblée décisionnaire pas si différente de celle que j’avais quittée leur pointerait du doigt l’évidente solution : créer un univers pour nous servir de carburant, et créer à part un univers où tous déménager pour enfin quitter le Mille-feuilles.
Ainsi feraient les samaritains ; ainsi l’humanité repérerait un jeune système solaire stable avec plusieurs planètes habitables et choisirait de s’y installer. La première génération se transférerait des plages à la Terre Promise sans problèmes, mais les autres, toutes les autres, les centaines de millions de descendants parsemés par eux sur le Mille-feuilles…
— Ce n’était que logique : nous n’avions jamais appartenu à un univers naturel.
— Le transfert n’a pas fonctionné ?
— Pas comme un transfert.
La procédure fabriquerait des duplicata. Scindés en deux individus sans plus aucun lien, la copie créée sur la nouvelle Terre, l’original coincé sur les plages, les habitants du Mille-feuilles délibéreraient sur la marche à suivre.
— Nous avions un précédent de personnes copiées contre leur gré. Nous choisîmes de permettre à ces alter egos de vivre à notre place la vie réelle dont nous avions tant rêvé. Nous demeurâmes sur les plages. Le plan d’origine était de couper le courant qui alimente le Mille-feuilles, de faire disparaître ce gouffre à énergie maintenant qu’il avait accompli son rôle de sauvegarde de l’humanité. Mais ça signifiait notre mort. Puis il y avait un mystère que nous n’avions jamais résolu : qu’était la Dame, cette gardienne qui nous empêchait de rompre sous le poids de nos propres paradoxes temporels ?
Je voulus caser une remarque à ce propos mais fus ignoré. Le monologue reprit :
— Nous nous souvînmes de cette ancienne et folle proposition de fusionner les humains pour que la diminution du nombre de corps économise l’énergie dépensée par la Méta. Nous comprîmes que nous avions toujours été destinés à devenir la Dame, et que notre dernière tâche avant d’accepter la fin serait d’accomplir son travail de régulation temporelle. Les petits malins comme toi nous donnent du fil à retordre, mais cela fait partie du jeu.
— D’accord, mais comment pouviez-vous ignorer qui était la Dame si vous me révélez ça maintenant ?
— Oh, tu l’avais oublié.
— Quoi ?
— L’interjection polie pour exprimer sa surprise est : « Comment ? » Je fais faire semblant de la confondre avec une question et y répondre : parce que nous venons de te faire boire un amnésiant, Valer.
Je laissai tomber mon verre de myorelaxant par terre. Pas que j’aie perdu le contrôle de mes mouvements : quelqu’un qui m’empoisonne y gagne le droit de passer la serpillère.
— Ne fais pas cette tête. Nous n’avons pas besoin que tu te souviennes de tout ça ; nous ne voulions que modifier délicatement ton opinion dans le sens qui convient à la continuité temporelle. Ceci fait, ton aversion pour le professeur Koretti ne nous empêchera pas d’exister : le jour venu, tu auras l’intuition que notre réunion est le bon choix à faire. Une dernière question avant de partir ?
— Oui : pourquoi la Dame ?
— Ah, ça. Nous ne savons pas exactement, mais nous pensons qu’il était culturel pour la personne qui a popularisé le terme de conférer un genre féminin à tout ce qui lui paraissait mystérieux. De nombreuses parties de nous n’en sont pas jouasses mais font avec, si ça peut te réconforter. Adieu.
La Dame me jeta à nouveau à ma place dans la tortueuse ligne temporelle dont elle avait la garde.
De fait, l’assemblée décisionnaire arrivait aux limites de sa compétence face à une situation si bizarre qu’on ne parvenait à lui coller aucun précédent. Même les orateurs et oratrices avouaient leur embarras devant l’affaire. Certes, un timide compromis surnageait que si sept personnes décidaient d’abandonner leurs corps pour en partager un seul, iels en avaient tout à fait le droit, mais la discussion stagnait à partir de là.
Je soufflai. Je brûlais de faire peser mon poids d’homme qui était là et qui a tout vu, mes sutures récentes en preuve de mon sérieux et de la dangerosité de la fusion. Je n’osais pas encore ; quand vous apprenez à quel point le peuple est malléable et quels sont les boutons qui maîtrisent son opinion, la seule tactique honnête est de ne plus jamais lui adresser la parole. Mais face à un adversaire aussi retors, avais-je encore le luxe de l’éthique ?
Un moment de glace et le mouvement se figea. Je restai interdit. Deux morceaux d’espace flou me saisirent et me tirèrent vers le néant d’où ils sortaient. Une voix souffla :
— Bonjour, Valer.
Je me retournai dans l’obscurité. Il devenait clair que ce qui m’avait traîné jusqu’ici était une paire de mains camouflée par la grande différence d’angle entre elle et moi ; pourtant, ici, le décalage temporel ne semblait plus affecter mes perceptions. Seule l’absence de lumière m’empêchait de distinguer les traits de la silhouette face à moi. Sa figure présentait un aspect mi-statue, mi-mannequin que je ne parvenais pas à attribuer à une personne.
Soudain sceptique face à ma récente rencontre avec une fausse Verte, je l’interrogeai :
— Trois questions : où sommes-nous, que comptez-vous me faire, et de quel laboratoire êtes-vous la prétendue Dame ?
— Nous ne sommes pas une contrefaçon ; nous sommes le modèle ultime, Valer. Détends-toi, prends un myorelaxant. Bienvenue dans la Méta.
Je ricanai à l’idée qu’un rite de bienvenue soit si universel que même notre bonne vieille déesse de la ligne temporelle le pratique. Je trempai le bout de la langue dans mon verre.
— Pas dégoûtant, pour ce que c’est. Sinon, pourquoi m’avoir enlevé ?
— Pour t’offrir une révélation comme nous n’en distribuons pas souvent. Ouvre tes esgourdes.
Je restai sur mes gardes. La première personne du pluriel, l’attitude générale… Je craignais de l’entendre révéler son identité.
— Nous savons que tu te demandes si nous sommes ceux et celles que tu nommes improprement « Koretti ». Il se trouve que nous sommes beaucoup de monde. Et, actuellement, nous profitons de cette entrevue pour être toi, ou ce qui s’en rapproche le plus.
— Quoi ?
La Dame émit le soupir qu’on réserve aux enfants un peu stupides.
— Tu es l’un de nos seuls composants aussi redondants. Omi, ta méduse et toi êtes des copies ; vos personnalités s’impriment dur sur la nôtre. Ce sera plus facile de te parler grâce à ces conditions.
— D’accord. Vous venez d’un futur lointain où j’ai rejoint une fusion ? Oh, non… il existe plusieurs fusions qui voyagent dans le passé et que nos contemporains appellent « Dame », n’est-ce pas. Quel bordel.
— Tu fais erreur ! Nous réunissons tous les habitants de notre époque.
— … OK, QUOI ?
— Et voici ta révélation.
Le public finirait par apprendre le dilemme des samaritains. Vous savez, celui qui consiste à brûler des univers naturels pour nourrir notre univers artificiel. Une assemblée décisionnaire pas si différente de celle que j’avais quittée leur pointerait du doigt l’évidente solution : créer un univers pour nous servir de carburant, et créer à part un univers où tous déménager pour enfin quitter le Mille-feuilles.
Ainsi feraient les samaritains ; ainsi l’humanité repérerait un jeune système solaire stable avec plusieurs planètes habitables et choisirait de s’y installer. La première génération se transférerait des plages à la Terre Promise sans problèmes, mais les autres, toutes les autres, les centaines de millions de descendants parsemés par eux sur le Mille-feuilles…
— Ce n’était que logique : nous n’avions jamais appartenu à un univers naturel.
— Le transfert n’a pas fonctionné ?
— Pas comme un transfert.
La procédure fabriquerait des duplicata. Scindés en deux individus sans plus aucun lien, la copie créée sur la nouvelle Terre, l’original coincé sur les plages, les habitants du Mille-feuilles délibéreraient sur la marche à suivre.
— Nous avions un précédent de personnes copiées contre leur gré. Nous choisîmes de permettre à ces alter egos de vivre à notre place la vie réelle dont nous avions tant rêvé. Nous demeurâmes sur les plages. Le plan d’origine était de couper le courant qui alimente le Mille-feuilles, de faire disparaître ce gouffre à énergie maintenant qu’il avait accompli son rôle de sauvegarde de l’humanité. Mais ça signifiait notre mort. Puis il y avait un mystère que nous n’avions jamais résolu : qu’était la Dame, cette gardienne qui nous empêchait de rompre sous le poids de nos propres paradoxes temporels ?
Je voulus caser une remarque à ce propos mais fus ignoré. Le monologue reprit :
— Nous nous souvînmes de cette ancienne et folle proposition de fusionner les humains pour que la diminution du nombre de corps économise l’énergie dépensée par la Méta. Nous comprîmes que nous avions toujours été destinés à devenir la Dame, et que notre dernière tâche avant d’accepter la fin serait d’accomplir son travail de régulation temporelle. Les petits malins comme toi nous donnent du fil à retordre, mais cela fait partie du jeu.
— D’accord, mais comment pouviez-vous ignorer qui était la Dame si vous me révélez ça maintenant ?
— Oh, tu l’avais oublié.
— Quoi ?
— L’interjection polie pour exprimer sa surprise est : « Comment ? » Je fais faire semblant de la confondre avec une question et y répondre : parce que nous venons de te faire boire un amnésiant, Valer.
Je laissai tomber mon verre de myorelaxant par terre. Pas que j’aie perdu le contrôle de mes mouvements : quelqu’un qui m’empoisonne y gagne le droit de passer la serpillère.
— Ne fais pas cette tête. Nous n’avons pas besoin que tu te souviennes de tout ça ; nous ne voulions que modifier délicatement ton opinion dans le sens qui convient à la continuité temporelle. Ceci fait, ton aversion pour le professeur Koretti ne nous empêchera pas d’exister : le jour venu, tu auras l’intuition que notre réunion est le bon choix à faire. Une dernière question avant de partir ?
— Oui : pourquoi la Dame ?
— Ah, ça. Nous ne savons pas exactement, mais nous pensons qu’il était culturel pour la personne qui a popularisé le terme de conférer un genre féminin à tout ce qui lui paraissait mystérieux. De nombreuses parties de nous n’en sont pas jouasses mais font avec, si ça peut te réconforter. Adieu.
La Dame me jeta à nouveau à ma place dans la tortueuse ligne temporelle dont elle avait la garde.