|||| |||| |||| |||| |||| : Debout Chéri

__ Debout, chéri. __

Je me réveillai en douceur, le corps raide. Je n’avais pas bu de myorelaxant depuis un moment ; j’accusais l’absence de souplesse de ma peau à mes os. Quoi que pour mes os ce fut plutôt rassurant. Le toucher étouffé, je devinai plus que je ne perçus les deux mains posées sur mes joues. J’ouvris les yeux.

Mon regard croisa celui, perturbant, de la méduse. Je ricanai. Bhdra entra dans mon champ de vision, l’air au bord de la crise de nerfs.

— Tu vas bien ?! Qu’est-ce qui se passe ?! Pourquoi tu ris ?! Tu as perdu la raison ?!

— Le regard de la Méduse est censé pétrifier mais celle-là fait l’effet contraire.

__ Pardon ? __

— Pardon ?!

Je secouai la main pour leur dire de laisser tomber. Entre mes parents de la génération d'origine et ma période squatteur-programmateur d’événements artistiques, j’avais accumulé un paquet de références inutiles à des cultures disparues et vouées à le rester. De temps en temps, ça remontait.

Assez retapé pour marcher, j’aidai à nettoyer les lieux : le corps des patrons fusionnés fut rangé dans un tube vide et son double du futur comateux téléporté dans son angle d’origine. La question des paradoxes temporels ainsi réglée, Bhdra et moi mîmes en commun nos vêtements pour fournir une tenue décente à la méduse, qu’elle enfila sans jamais cesser de garder le contact avec ma peau. Nous remontâmes l’escalier, sortîmes de la colline et quittâmes le laboratoire avec la délicatesse de trois coupables nerveux.

Nous retournâmes chez les filles en plage terre de sienne, histoire de prendre un verre.

Je songeai que la méduse pouvait peut-être me lâcher la main, maintenant : nous avions assez ressemblé à un petit couple comme ça sur le trajet.

__ Nope. Je n’ai pas fini. Comme j’ai dit, je vous ai déglingué. __

L’absurdité de la situation me tomba dessus d’un coup.

Mon parasite était devenu un être indépendant ? Comment ça marchait ? Qui était-elle ? À quoi venais-je d’assister ? Et Bhdra, qu’avait-elle à voir avec tout ça ?

— Mais du coup c’est qui, Zû et Omi ?

Bhdra servit le myorelaxant, le visage grave.

— Tu te souviens, quand j’étais au centre d’apprentissage, je voulais mourir.

Ça se comprenait. Cet endroit était la pire école de tous les temps.

— À cause de toi.

— Alors, ça c’est d’un injuste…

__ Valer, fermez-la ou je vous lâche et je vous laisse vous débrouiller. __

Je me mordis l’intérieur des joues.

— Injuste ? Tu m’as prise en grippe pour je ne sais quelle raison, tu as retourné tout le monde contre moi… Il n’y a que Vesy qui est resté. Et c’est seulement parce que j’ai fait attention à ce que tu ne le rencontres pas. Le professeur Koretti cherchait des cobayes pour une expérience dangereuse, le contrat promettait que mes souffrances seraient abrégées si ça tournait mal. J’y suis allée !

Elle enquilla son verre cul-sec et reprit :

— Il m’a dit que je servirais de réceptacle pour accueillir d’autres esprits. Il avait deux autres volontaires pour ça. Sauf que ! Ça a foiré.

Elle se resservit et envoya le myorelaxant faire un tour de manège dans son œsophage.

— Au lieu de couper-coller les deux autres volontaires dans ma tête, je ne sais pas comment, ça a copié-collé les deux personnes pour qui j’avais les sentiments les plus forts. Oui, moi aussi je trouve ça ridicule mais je ne fais pas les règles : les liens entre les gens sont aussi une information, apparemment.

— Zû et Omi sont quoi, alors ? Tes deux crushs ?

— Zû, c’est la copie de mon meilleur ami : Vesy. Et Omi… Ha.

Elle essayait peut-être de se noyer parce qu’elle se colla un nouveau verre dans le gosier. Comme elle ne poursuivait pas, j’insistai :

— Qui est Omi ?

— Valer. C’est évident, non ? Qu’est-ce que je viens de dire ?

Le déclic ne se produisit pas dans mon cerveau. Je répétai :

— Les deux personnes pour qui tu avais les sentiments les plus forts…

— Je n’ai pas parlé de sentiments positifs.

Là, ça fit tilt.

— Non ?

— Si, si.

… La sensation de familiarité étrange, l’accord parfait que nous avions sur bien des points, comment osais-je m’appeler enquêteur alors que j’aurais dû m’en apercevoir bien avant ?

— En plus, Omi, c’est l’anagramme de « Moi » !

Bhdra éclata de rire.

— Il m’avait écrit qu’il te laissait des indices mais je ne savais pas lesquels.

Je blêmis.

— Omi est un gars ? Attends, bien sûr que c’est un gars, si c’est moi. Pourquoi il ne me l’a pas dit ?

— Peur de ta réaction.

— Mais je… pourquoi… quoi ?

— Après tout, tu me détestes.

Je restai K.O. debout une minute. Mon train de pensée retrouva ses rails sur les considérations de respect des personnalités ; à cause de Bhdra, si prompte à rappeler à tout le monde à quel point elle était une personne de genre féminin parfaite, j’étais parti du principe que mes copines aussi étaient des femmes. Mes copains du coup. Ah ! Pris de court, j’accordais n’importe comment.

— Et Zû ?

— Zû a décidé d’être une fille. Elle n’est sortie du silence que pour nous le confirmer.

Je n’avais plus rien à dire, alors je la fermai. La méduse me tira sur la main.

__ Je sais que c’est un sujet douloureux pour Bhdra, mais il reste la question de savoir comment réagir à ce qui vient de se produire. Iels vous ont carrément lancé une déclaration de guerre ! __

En effet, c’était un problème. Pas que des gens consentants se réunissent dans une fusion contrenature ou décident d’utiliser un pronom neutre pluriel, iels faisaient bien ce qu’iels voulaient ; plutôt leur attitude agressive et leur irrespect pour la transparence de l’information, représentée par ma petite personne d’enquêteur.

Si iels voulaient continuer l’œuvre du professeur Koretti et amener un changement aussi radical dans la société, pas moyen d’y couper, iels devraient discuter avec le corps politique. S’enfermer dans leur donjon ne les aiderait pas. C’était le moment de mettre des représentants du peuple dans la boucle. Bhdra parvint à la même conclusion.

— Du coup, tu vas contacter ta mère ?

Je grimaçai.

— Tu ne veux pas y aller, toi ? Elle t’adore.

— Madame Denise Leonetti m’apprécie beaucoup moins depuis que je suis une paria « folle ou qui affabule », mais eh, je peux tenter ma chance.

Les réserves de myorelaxant de la maison s’épuisèrent. Bhdra nous quitta alors, gagnant d’une glissade dans la couleur la plage sable où résidait ma mère.

Des coups résonnèrent sur les murs. La méduse tourna la tête vers la fenêtre.

J’ouvris la porte.



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